Dégagez lintérêt philosophique du texte suivant en procédant à son étude ordonnée :

 

Il serait ridicule de dire quun animal a été organisé pour servir de pâture à linsecte parasite, tandis quon ne peut douter que lorganisation de linsecte parasite nait été accommodée à la nature des tissus et des humeurs de lanimal aux dépens duquel il vit. Si lon y prend garde, et quon examine la plupart des exemples quon a coutume de citer pour frapper de ridicule le recours aux causes finales, on verra que le ridicule vient de ce quon a inverti les rapports, et méconnu la subordination naturelle des phénomènes les uns aux autres. Mais, de ce que les matériaux, comme la pierre et le bois, nont pas été créés pour servir à la construction dun édifice, il ne sensuit pas quon doive expliquer par des réactions aveugles ou par une coïncidence fortuite la convenance qui sobserve entre les propriétés des matériaux et la destination de lédifice. Or, dans le plan général de la nature (autant quil nous est donné den juger), les mêmes objets doivent être successivement envisagés, dabord comme des ouvrages que la nature crée pour eux-mêmes, en disposant industrieusement pour cela des matériaux préexistants; puis comme des matériaux quelle emploie avec non moins dindustrie à la construction dautres ouvrages. Intervertir cet ordre toutes les fois quil se montre avec clarté, cest heurter la raison, ainsi quon la fait souvent, quand on sest plu à considérer lhomme comme le centre et le but de toutes les merveilles dont il est seulement le témoin intelligent, et dont il na encore, le plus souvent, quune notion fort imparfaite.

 

                                                                                                          A.A.COURNOT

 

 


 

On présente souvent lévolution comme une idée nouvelle et révolutionnaire. Or Démocrite, cinq siècles avant notre ère, avait déjà dressé un arbre généalogique de lhomme. Cependant, grâce à la science, beaucoup de progrès ont été faits dans ce domaine. Cournot nous présente dans ce texte la vision moderne de la biologie quant à lévolution du vivant. Il conviendra donc détudier en quoi consiste cette idée contemporaine, dune part pour lensemble du vivant, puis plus précisément pour lhomme, et ensuite de mesurer la portée et les limites que contient cette théorie.

 

            Lun des principes fondamentaux de toute théorie évolutionniste est dadmettre que lévolution du vivant se fait toujours dans le sens de la complexité croissante. La vision moderne de Cournot néchappe pas à cette évidence : le texte nous fait comprendre quil y a une "subordination naturelle des phénomènes les uns aux autres", chacun servant de matériau pour un ensemble plus complexe. Lauteur donne lexemple de la pierre et du bois qui servent à bâtir un édifice. Nous pourrions donner celui de la mitochondrie qui, il y a quelques millions dannées, vivait seule de façon autonome, et qui sert actuellement à faire respirer les cellules humaines et animales. Le vivant nest donc quune organisation, un agencement complexe de matériaux préexistants.

Cependant, cet agencement ne peut pas sêtre fait au hasard. Lauteur insiste bien sur la "convenance qui sobserve entre les propriétés des matériaux et la destination de lédifice", sur laccommodation entre lorganisation de linsecte parasite et celle de lanimal aux dépens duquel il vit.

Tous les biologistes saccordent actuellement pour admettre une idée directrice, un plan dans la nature. Cest ce caractère du vivant que Jacques Monod nomme la téléonomie. Il y a un ordre sous-jacent qui permet à la complexité du vivant de saccroître, alors quen termes de probabilité, nous nexistons même pas.

Un troisième critère dévolution est souligné par Cournot : cest son autonomie. Les objets sont "des ouvrages que la nature crée pour eux-mêmes", cela à partir de matériaux préexistants. La création est donc continue, cest ce que lon pourrait appeler la morphogenèse autonome. La nature crée à partir de ce quelle a déjà créé. Si lon remonte dans le temps, il y a donc forcément un niveau de complexité nul, c'est-à-dire une création première, une cause première. On peut donc sapercevoir ici que la science se rapproche aujourdhui de plus en plus de la métaphysique : car cette création première, ainsi que ce principe sous-jacent qui guide perpétuellement la création ne sont pas du domaine physique.

Cette analyse de la pensée de Cournot (complexité croissante – idée directrice – autonomie) serait insuffisante si on ne sintéressait pas à la place que tient lhomme dans cette théorie.

 

            La dernière phrase du texte montre clairement de la part de lauteur une négation de lanthropocentrisme. Pour arriver à cette conclusion, lauteur sest employé à démystifier lhypothèse de lHomme comme cause finale. En effet, on pourrait penser que cet ordre de la nature est normal, car il sert à faire vivre lHomme. Pour Cournot, cest aussi ridicule que de prétendre que le bois a été créé pour servir à la construction dun édifice. Il ny a pas de cause finale, il y a simplement une idée directrice, et, sous-entendue, une cause première. LHomme nest pas la cause du reste de la nature, cest la nature qui est la cause de lHomme.

En fait, lHomme nest sans doute quune étape dans léchelle de la complexité. Nuançons cependant ce point de vue car il y a tout de même à partir de lhomme un changement important : cest laccès à lintelligence. (Cournot accepte cette distinction à la fin du texte.)

Il me paraît difficile de croire que laccession à lintelligence est simplement dûe à lagencement de 3.1028 particules élémentaires, comme le dit Hubert Reeves. A partir de lintelligence, lunivers prend conscience de lui-même. Rappelons la citation de Pascal : "Par la taille, lunivers me comprend et mengloutit comme un point; par la pensée, je le comprends." Cournot semble négliger limportance de cette étape.

Achevons sur la condamnation de lanthropocentrisme : il est évident que si lhomme était la fin de la nature, laccomplissement du plan de la création, il la comprendrait dans sa totalité. Or, Cournot conclut en rappelant quil nen a quune notion fort imparfaite.

 

            Il semble intéressant après létude de ce texte de se demander quelles sont la portée et les limites de cette vision contemporaine de lHomme et du vivant en général.

Lintérêt primordial de ces nouvelles théories (on peut rapprocher lidée de Cournot avec celle de Jacques Monod ou de Claude Bernard) est quelles offrent un large dépassement et une bonne synthèse des anciens courants de pensée mécaniste et vitaliste.

LHomme nest plus seulement un ensemble de mécanismes physico-chimiques contre lequel il ne peut rien. Ce nest pas une montre que lon remonte. Mais ce nest pas non plus un esprit totalement indépendant du corps et qui fait fonctionner le corps. La synthèse moderne offre une vision de la nature certes dirigée, mais autonome.

Insistons sur le fait que le vivant, selon Cournot, cest la création permanente et continue. Il ny a plus un déterminisme strict qui voudrait que toutes les conditions aient été fixées au départ, à linstant de la création, de sorte que tout phénomène était parfaitement programmé au départ.

Il y a donc une part de hasard; disons plus exactement de contingence, car il ne faut pas oublier quil y a toujours un ordre sous-jacent, une pensée à lœuvre dans la création.

Enfin, lun des intérêts majeurs de cette nouvelle théorie, cest quelle est parfaitement rationnelle. Lauteur ne pose aucun postulat de départ du type : lHomme est la cause finale. Il insiste sur le caractère logique de sa démonstration ("ce serait heurter la raison").

 

            Cependant cette vision moderne du vivant présente malgré tout certaines limites, certains dangers, que nous allons tenter de définir.

 

            Tout dabord, il faut remarquer que selon la biologie moderne, il ny a rien en lHomme dimmatériel, ni dimmortel. C'est-à-dire quil ny a pas desprit. Cette réduction de lHomme à un simple stade de complexité (qui lui donne droit à lintelligence) est incompatible avec toute sorte de religion.

Dautre part, la théorie est moins claire lorsquelle touche à la métaphysique : il y a acception dune cause première, dune idée directrice, mais pas dun but. Cela signifie donc quune "force" intemporelle, infiniment plus intelligente que nous, poursuit une idée sans but. Il y a là un manque évident, mais que la biologie ne peut combler sans laide de la philosophie.

Soulignons également le caractère réducteur, dans la vision moderne, de la façon dont travaille la nature. Lauteur compare la création à une industrie. A partir de lHomme, cette idée est dangereuse car elle nie de façon indirecte la liberté de lHomme.

Enfin, il faut préciser le danger actuellement de parler de complexité croissante uniquement au sens matériel. En effet, la physique actuelle ne trouve plus de matière en remontant dans linfiniment petit. On sent donc une nécessité dune théorie plus complète.

Je proposerai comme synthèse la vision de Pierre Teilhard de Chardin qui, bien quelle ne soit pas parfaitement rationnelle et scientifique, me semble combler les manques de la théorie de Cournot.

Teilhard de Chardin considère quatre étapes fondamentales de lévolution : la cosmogénèse, la biogenèse, lanthropogenèse et la noogenèse. Il y a donc une progression chronologique de linerte vers le spirituel, en passant par le vivant et par lhomme.

Cette hypothèse rend bien compte de la présence dun esprit, celui-ci prenant peu à peu le pas sur la matière. Elle présente le double intérêt davoir un but (laccomplissement de lesprit) et dêtre compatible avec la religion.

 

            Grâce à lanalyse du texte de Cournot, nous avons une vision assez claire sur ce que pensent actuellement les scientifiques à propos du vivant. Cependant, il ne faut pas oublier que notre civilisation est toujours imprégnée des théories purement mécanistes et cartésiennes, qui linfluencent terriblement.